11

LA SECTE

 

Chaque fois que j’ouvrais les yeux sur le matin et que je me rendais compte que j’avais survécu à une autre nuit, je m’étonnais. La surprise passée, mon cœur se mettait à battre la chamade, et mes paumes devenaient moites ; je ne respirais de nouveau qu’après m’être levée et avoir vérifié que Charlie n’était pas mort, lui non plus.

Il s’inquiétait, j’en étais consciente, quand il me voyait sursauter au moindre bruit un peu fort, ou lorsque mon visage blêmissait pour nulle raison évidente. Aux questions qu’il se hasardait à poser çà et là, je compris qu’il rejetait le blâme de mon changement d’attitude sur l’absence de Jacob, qui perdurait.

La terreur qui occupait mon esprit de façon quasi permanente me permettait d’oublier qu’une nouvelle semaine s’était écoulée sans que Jacob m’eût appelée. Mais dès que je réussissais à réfléchir sur mon existence normale – ha ! comme si ma vie l’avait été un jour ! – sa défection me bouleversait.

Il me manquait affreusement.

La solitude avait été déjà assez pénible avant que l’angoisse s’empare définitivement de moi. À présent, et plus que jamais, je désirais ardemment ses rires insouciants et sa bonne humeur contagieuse. J’avais besoin de l’équilibre sécurisant de son garage et de sa paume chaude autour de mes doigts glacés.

Je m’étais à moitié attendue à ce qu’il téléphone le lundi. Pour peu que ses relations avec Embry se fussent améliorées, il aurait sûrement envie de m’en parler, non ? Je voulais croire que c’était son inquiétude pour son ami qui lui prenait tout son temps, et qu’il ne m’abandonnait pas. Je l’appelai le mardi ; personne ne décrocha. Les lignes étaient-elles toujours en dérangement ? Billy avait-il investi dans un appareil qui trahissait l’identité du correspondant ? Le mercredi, je tentai de joindre Jacob toutes les trente minutes jusqu’à onze heures du soir tant j’étais désespérée d’entendre sa voix chaleureuse. Le jeudi, je m’assis dans ma camionnette, clés en main et portières verrouillées, durant une bonne heure, pesant le pour et le contre, essayant de justifier un saut à La Push. Je ne m’y résolus pas, cependant.

Je savais que Laurent avait rejoint Victoria, à ce moment-là. Me rendre à la réserve, c’était prendre le risque de conduire l’un ou l’autre là-bas. Et s’ils me rattrapaient alors que Jacob était dans les parages ? J’avais beau en souffrir, il valait mieux pour lui qu’il m’évite. C’était plus sûr.

Il m’était suffisamment pénible de ne pas avoir les moyens de préserver Charlie. Ce serait sans doute la nuit qu’ils tenteraient de mettre la main sur moi ; que pouvais-je dire pour amener mon père à déserter la maison ? La vérité ? Il me ferait enfermer à l’asile. Ce que j’aurais supporté, et même accueilli avec joie, si cela avait servi à le protéger. Sauf que Victoria commencerait forcément sa traque par une visite à la maison. Si elle m’y dénichait, peut-être que cela lui suffirait et qu’elle le laisserait tranquille une fois qu’elle en aurait terminé avec moi...

Bref, je ne pouvais m’enfuir. Quand bien même d’ailleurs, où aller ? Chez Renée ? Je tremblais à l’idée de contaminer l’univers ensoleillé et serein de ma mère par ma carcasse ombreuse et létale. Il était hors de question que je lui fasse courir pareil danger.

L’appréhension dévorait mon estomac. Bientôt, avec celle de ma poitrine, je serais percée de deux cavités jumelles.

Ce soir-là, Charlie me rendit une nouvelle fois service et contacta Harry pour lui demander si les Black avaient quitté la réserve. Harry lui raconta que Billy avait assisté au conseil le mercredi soir ; il n’avait jamais parlé de s’éloigner. Charlie me pria de cesser d’embêter le monde – Jacob m’appellerait quand il le désirerait.

Le vendredi après-midi, sur le chemin du lycée à la maison, la compréhension s’imposa soudain à moi.

Je ne prêtai aucune attention à la route familière, bercée par le rugissement du moteur qui endormait mon cerveau et réduisait au silence mes angoisses, lorsque mon subconscient me livra un verdict qui avait dû s’échafauder depuis un moment sans que je m’en rendisse compte. Dès que la réponse s’imposa, je m’en voulus de ne pas y avoir songé avant. Certes, j’avais eu pas mal de tracas – vampires assoiffés de vengeance, gigantesques loups mutants, plaies ouvertes dans mon sein et mon ventre ; n’empêche, une fois affirmée, la vérité était on ne peut plus évidente. Jacob m’évitait.

Charlie m’avait rapporté qu’il avait paru bizarre et irrité. Il y avait aussi les réponses vagues et prudentes de Billy. Bon sang de bois ! Je savais exactement ce qui se passait. C’était Sam Uley. Même mes cauchemars s’étaient efforcés de m’avertir ! Sam s’était emparé de Jacob. Quel que soit ce qui arrivait aux garçons de la réserve, mon ami en était victime. Il avait été absorbé par le culte qu’orchestrait Sam. Il ne m’avait pas désertée, on me l’avait volé, devinai-je, submergée par l’émotion.

Une fois devant la maison, je ne coupai pas le contact. Que devais-je faire ? Je soupesai les dangers possibles. Si j’allais chercher Jacob, je tentais le sort en attirant Laurent et Victoria sur mes traces. Si je lui fichais la paix, Sam l’attacherait encore plus intensément à sa bande effrayante et coercitive. Si je n’agissais pas très vite, il serait même trop tard, peut-être.

Ma rencontre avec Laurent datait d’une semaine et, jusqu’à présent, nul vampire ne s’était manifesté. Huit jours, c’était amplement suffisant pour qu’ils reviennent à Forks, donc je n’étais pas une priorité. Plus vraisemblablement, j’avais eu raison de penser qu’ils attaqueraient de nuit. Les chances qu’ils me suivent à La Push étaient beaucoup plus minces que celles de perdre Jacob au profit de Sam. Ça valait la peine d’affronter le danger de la route retirée qui traversait la forêt. Il ne s’agissait pas d’une visite de courtoisie ; c’était une mission de sauvetage. J’allais parler à Jacob, le kidnapper s’il le fallait. J’avais vu un jour sur la chaîne éducative une émission concernant la déprogrammation de ceux qui avaient subi un lavage de cerveau. Il existait sûrement une manière d’en guérir.

Je m’avisai qu’il valait mieux avertir Charlie d’abord. Ce qui se passait à La Push, quoi que ce fût, méritait peut-être que la police s’en mêle. Je me ruai dans la maison, pressée de partir, maintenant. Ce fut Charlie en personne qui me répondit.

— Chef Swan à l’appareil.

— Papa, c’est moi.

— Que t’arrive-t-il ?

Difficile cette fois de contester ses lugubres préjugés. Ma voix tremblait.

— Je suis inquiète pour Jacob.

— Pourquoi ? s’exclama-t-il, décontenancé.

— Je crois... je crois qu’il se trame des trucs bizarres à la réserve. Jacob a évoqué l’attitude étrange et nouvelle de garçons de son âge. Et voilà qu’il se comporte comme eux, ça me flanque la frousse.

— Quels trucs bizarres ?

Il avait sa voix de flic, ce que j’interprétai comme un signe encourageant – il me prenait au sérieux.

— D’abord, il a eu peur, ensuite il m’a évitée, et à présent... je crains qu’il n’ait été embrigadé dans une bande. Celle de Sam Uley.

— Sam ? s’écria mon père, ahuri.

— Oui.

Quand il me répondit, Charlie avait adopté un ton beaucoup plus détendu.

— À mon avis, tu te trompes, Bella. Sam Uley est un chouette gosse. Enfin, un homme, aujourd’hui. Un bon fils. Tu devrais entendre Billy ! Il ne tarit pas d’éloges à son sujet. Sam accomplit des miracles avec les jeunes de la réserve. C’est lui qui...

Il s’interrompit au milieu de sa phrase, et je devinai qu’il avait failli mentionner la nuit où je m’étais perdue dans les bois. Je m’empressai de plaider ma cause.

— Ce n’est pas vrai, papa. Jacob avait vraiment la trouille de lui.

— Tu as interrogé Billy ?

Il tentait de m’apaiser. J’avais perdu son oreille sitôt que j’avais mentionné Sam.

— Il s’en moque.

— Dans ce cas, Bella, je suis sûr que tout va bien. Jacob est un môme. Il faisait sans doute l’intéressant, et je suis persuadé qu’il ne risque rien. Après tout, il ne peut pas te consacrer tout son temps.

— Je n’ai rien à voir là-dedans, insistai-je.

J’avais deviné que j’avais d’ores et déjà perdu la bataille.

— Je ne crois pas que tu doives te soucier de cela. Laisse donc Billy veiller sur son fils.

— Charlie...

Je perçus les accents pleurnichards que prenait ma voix.

— J’ai du pain sur la planche, Bella. Deux touristes ont disparu d’un sentier de grande randonnée près du lac. Ces loups commencent à nous poser de sérieux problèmes.

Un instant, j’oubliai le sort de Jacob, stupéfiée par cette nouvelle. Il était impensable que la meute ait survécu à une bagarre avec Laurent.

— Ce sont vraiment les loups les responsables ? demandai-je.

— J’en ai bien peur, chérie. Il y avait... des empreintes... et du sang, cette fois.

— Oh !

Ainsi, la confrontation n’avait sans doute pas eu lieu. Laurent leur avait échappé. Mais pourquoi avait-il refusé de les affronter ? Ce à quoi j’avais assisté dans la clairière était de plus en plus étrange et difficile à saisir.

— Écoute, il faut que j’y aille. Ne t’en fais pas pour Jake. Ce n’est rien.

— Très bien, ripostai-je, furieuse. Salut !

Je raccrochai, contemplai l’appareil pendant quelques instants. Oh, et puis zut ! Billy répondit rapidement.

— Allô ?

— Bonjour, Billy, aboyai-je. Puis-je parler à Jake, s’il vous plaît ? continuai-je en m’efforçant d’être un peu plus aimable.

— Il n’est pas ici.

Tiens donc !

— Et où est-il ?

— Avec ses amis.

— Ah oui ? Des gens que je connais ? Quil ?

Mes mots ne sortaient pas aussi facilement que je l’aurais voulu.

— Non. Je ne crois pas.

— Embry ? persistai-je, devinant qu’il valait mieux ne pas évoquer Sam.

— Oui, Embry doit y être, acquiesça-t-il, moins réticent apparemment.

Cela me suffisait. Embry était de la bande.

— Merci. Dites-lui qu’il me rappelle quand il rentrera, d’accord ?

— Bien sûr, bien sûr.

Clic.

— À bientôt, marmonnai-je dans le vide.

Je me rendis à La Push, bien décidée à attendre. Je resterais assise toute la nuit devant la maison s’il le fallait, je manquerais les cours, mais ce garçon allait devoir se montrer à un moment où un autre et, alors, il aurait à faire à moi.

J’étais tellement songeuse que le trajet qui m’avait terrifié sembla ne durer que quelques minutes. Avant que je m’y sois préparée, la forêt s’éclaircit, et je sus que je ne tarderais pas à apercevoir les premières maisonnettes de la réserve.

Un grand gaillard en casquette de base-ball marchait sur le bord de la route. Je retins mon souffle, priant pour que la chance, une fois n’est pas coutume, fût de mon côté et qu’il s’agît de Jacob, ce qui m’épargnerait de lui courir après. Mais le garçon était trop trapu et, sous la casquette, les cheveux étaient courts. Même de derrière, je compris que c’était Quil, bien qu’il parût plus grand que lors de notre dernière rencontre. Ils les nourrissaient avec quoi ? Des hormones expérimentales ?

Je traversai la chaussée pour m’arrêter près de lui. Il releva la tête en entendant le moteur. L’expression de ses traits m’effraya plus qu’elle m’étonna. Il avait le visage vide, morose, des rides soucieuses au front.

— Oh, salut, Bella ! marmonna-t-il.

— Salut, Quil... ça va ?

— On fait aller, grommela-t-il après m’avoir contemplée pendant un moment.

— Je te dépose quelque part ? proposai-je.

— Pourquoi pas ?

Il contourna la camionnette, ouvrit la portière opposée à la mienne et grimpa sur le siège.

— Où vas-tu ?

— J’habite au nord, derrière le magasin.

— Tu as vu Jacob, aujourd’hui ? demandai-je en lui laissant à peine le temps de terminer sa phrase.

Je le regardai avec impatience, guettant sa réponse. Il scruta le paysage durant quelques secondes avant de s’exécuter.

— De loin.

— Pardon ?

— J’ai essayé de les suivre. Il était avec Embry.

Il parlait tout bas, difficilement audible sous le grondement du moteur, et je me penchai vers lui.

— Ils m’ont vu, c’est sûr, mais ils ont bifurqué et se sont volatilisés dans les arbres. Je crois qu’ils n’étaient pas seuls. Sam et sa bande ne devaient pas être loin. J’ai erré dans les bois pendant une heure en les appelant. Tu parles ! Je venais juste de revenir sur la route quand tu es arrivée.

— Sam a réussi à l’avoir, grondai-je, mâchoires serrées.

— Tu es au courant ? s’exclama Quil.

— Jack m’en a parlé... avant.

— Avant, répéta-t-il en soupirant.

— Il est devenu comme les autres ?

— Il suit Sam comme un toutou, bougonna Quil en crachant par la fenêtre ouverte.

— Mais au début, a-t-il évité les gens ? S’est-il comporté bizarrement ?

— Moins longtemps que les autres. Une journée, peut-être. Ensuite, Sam lui a mis le grappin dessus.

— Qu’est-ce que c’est, à ton avis ? De la drogue ?

— Je ne vois pas Jacob ou Embry tomber là-dedans. Mais après tout, qu’est-ce que j’en sais ? Quelle autre explication pourrait-il y avoir ? Et pourquoi les adultes ne s’inquiètent-ils pas ? (La peur illuminait ses yeux.) Jacob ne voulait pas adhérer à cette... secte.

Il se tourna vers moi, et je lus sur ses traits ce qu’il ne disait pas : « Je ne veux pas être le prochain sur la liste. » Je frissonnai. C’était la deuxième fois que la bande de Sam était comparée à une secte.

— Vos parents ne pourraient pas intervenir ?

— Tu rigoles ? Mon grand-père est membre du conseil, comme le père de Jacob. Pour lui, personne n’est mieux que Sam Uley.

Nous nous dévisageâmes un long moment. Nous étions entrés dans La Push, je conduisais tout doucement dans la rue déserte. J’apercevais l’unique magasin du village à quelques dizaines de mètres de là.

— Je descends ici, annonça Quil. J’habite juste à côté.

Il désignait un petit rectangle en bois derrière la boutique. Je me rangeai, et il sauta à terre.

— Je pars monter la garde chez Jacob, lui annonçai-je.

— Bonne chance !

Il claqua la portière et s’éloigna d’un pas traînant, épaules voûtées, tête basse. Je fis demi-tour et repartis chez les Black. Quil mourait de peur de devenir comme les garçons de la bande de Sam. Mais que leur arrivait-il exactement ? Je m’arrêtai devant la maison, coupai le contact et baissai ma fenêtre. L’air était étouffant, ce jour-là, sans un souffle de vent. Posant mes pieds sur le tableau de bord, je m’installai pour une longue attente.

Un mouvement à la périphérie de mon champ de vision attira mon regard. Billy m’observait de derrière la fenêtre du salon, comme perdu. J’agitai la main une fois et lui adressai un mince sourire. Il parut mécontent, laissa retomber le rideau. J’étais prête à patienter autant de temps que nécessaire, ce qui ne m’empêcha pas de regretter de n’avoir rien pour m’occuper. Fouillant dans mon sac à dos, j’en tirai un stylo et un vieux bloc-notes. Je me mis à griffonner sur le verso de la feuille.

Je n’avais dessiné qu’une rangée de diamants quand on frappa sèchement à la portière. Je tressaillis et relevai la tête, m’attendant à voir Billy.

— Qu’est-ce que tu fiches ici, Bella ? gronda Jacob.

J’ouvris des yeux grands comme des soucoupes. Il avait changé de façon radicale. D’abord, ses cheveux, ses magnifiques cheveux, avaient disparu ; tondus de près, ils couvraient son crâne d’un lustre noir d’encre qui évoquait du satin. Les arêtes de son visage en semblaient durcies, resserrées, et comme... vieillies. Son cou et ses épaules étaient différents aussi, plus épais. Ses mains, accrochées au cadre de la fenêtre, paraissaient énormes, leurs tendons et leurs veines encore plus proéminents sous la peau cuivrée. Ces transformations physiques étaient cependant anodines, comparées à l’expression qu’il arborait, et qui le rendait presque méconnaissable. À l’instar de la chevelure, le sourire ouvert et amical s’était envolé, la chaleur des prunelles s’était transmutée en un ressentiment ténébreux qui me dérangea immédiatement. Il y avait une part d’ombre chez Jacob, désormais. J’eus l’impression que mon soleil avait implosé.

— Jacob ? chuchotai-je.

Il ne dit rien, se contenta de me toiser, tendu, furibond. Je me rendis alors compte que nous n’étions pas seuls. Derrière lui se tenaient quatre gaillards, tous grands, cuivrés de teint et ras de poil, eux aussi. Ils auraient pu être frères – je n’aurais même pas été capable de distinguer Embry dans le lot. Cette ressemblance était d’autant renforcée par l’identique et frappante hostilité que trahissaient leurs yeux.

Sauf un. Plus âgé de quelques années. Sam était le dernier de la bande, et il affichait un visage sûr de lui et serein. Je dus ravaler la bile qui me montait à la gorge. Soudain, je mourais d’envie de lui en coller une. Plus que ça, même. Je souhaitais devenir féroce et mortelle, une créature à laquelle personne n’oserait chercher des noises. Un être susceptible de terroriser Sam Uley.

Je voulais être un vampire.

La violence de mon désir me prit au dépourvu et me coupa le souffle. Je me l’étais interdit, parmi tant d’autres – y compris quand, comme ici, il reposait sur des raisons malveillantes, n’était destiné qu’à combattre un ennemi – parce que c’était le plus douloureux. Cet avenir-là, j’en avais été privée pour toujours, il n’avait d’ailleurs jamais vraiment été à ma portée. Je luttai pour me contrôler, cependant que le trou dans ma poitrine palpitait sous l’effet de la souffrance.

— Que veux-tu ? demanda Jacob, la rage l’empourprant à mesure qu’il devinait les émotions qui me secouaient.

— Te parler, murmurai-je faiblement, dévastée.

J’avais ouvert la boîte de Pandore, mon rêve tabou s’en était échappé.

— Alors, vas-y ! siffla-t-il, venimeux.

Son regard était mauvais. Jamais je ne l’avais vu fixer quelqu’un de cette manière, moi surtout. J’en éprouvai un chagrin, violent comme une gifle, d’une intensité étonnante qui me blessa physiquement.

— Seul à seule ! ripostai-je aussi brutalement que lui, en recouvrant mes forces.

Il se retourna, je devinai vers qui. D’ailleurs, tous guettaient la réaction de Sam. Ce dernier hocha le menton, juste une fois, imperturbable. Il émit un bref commentaire dans une langue qui m’était inconnue – je savais seulement que ce n’était ni du français ni de l’espagnol, du quileute sans doute. Puis il tourna les talons et entra dans la maison de Jacob. Les autres (Paul, Jared et Embry, devinai-je) l’y suivirent.

Aussitôt, Jacob sembla perdre de son animosité. Ses traits s’apaisèrent, ce qui, paradoxalement, leur donna une expression encore plus désespérée. Une moue permanente rabaissait les coins de sa bouche.

— Je t’écoute, dit-il.

J’inspirai profondément.

— Tu sais pourquoi je suis ici.

Il ne répondit pas, se borna à me vriller de ses prunelles pleines de rancœur. Sans me démonter, je lui retournai la pareille, et le silence s’étira. La souffrance qu’exprimait son visage me bouleversait, une boule se forma dans ma gorge.

— On marche ? proposai-je pendant que je pouvais encore m’exprimer.

Il ne réagit ni par des mots ni par une quelconque mimique. Je descendis de voiture, sentant que l’on m’observait de derrière les fenêtres, et me dirigeai vers la lisière de la forêt. Seul le son de mes pieds foulant l’herbe humide et la boue des bas-côtés de la route perturbait la quiétude, au point que je crus, d’abord, qu’il ne m’avait pas emboîté le pas. Quand je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, il était pourtant juste derrière moi. Simplement, il paraissait avoir trouvé un sentier moins bruyant que le mien.

Une fois près des arbres, je respirai mieux. Sam ne pouvait nous y apercevoir. Je cherchai désespérément la bonne phrase à dire, en vain. J’étais juste de plus en plus en colère que Jacob ait été aspiré dans... que Billy ait permis que... que Sam puisse se montrer aussi calme et sûr de lui... Brusquement, Jacob me dépassa et pivota pour m’affronter, se plantant au milieu du chemin et m’obligeant à m’arrêter. La grâce de ses mouvements me frappa. Depuis quand le Jacob en pleine croissance et presque aussi empoté que moi était-il devenu cet être presque félin ? Il ne me laissa pas le loisir d’y songer.

— Terminons-en ! décréta-t-il avec des accents sourds et durs.

J’attendis. Il savait ce que je voulais.

— Ce n’est pas ce que tu crois, reprit-il d’un ton soudain très las. Ni ce que je croyais. J’étais loin du compte.

— Qu’est-ce que c’est, alors ?

Il m’observa un long moment, pesant le pour et le contre, sans que le courroux déserte jamais complètement ses iris.

— Je n’ai pas le droit de te le révéler, finit-il par lâcher.

— Je pensais que nous étions amis, répliquai-je, les dents serrées.

— Nous l’étions, riposta-t-il aussitôt en appuyant sur le passé.

— Mais tu n’as plus besoin d’amis, c’est ça ? Tu as Sam, maintenant. Sam que tu as toujours tellement respecté, si je me souviens bien.

— Je me trompais.

— Et tu as eu la révélation. Alléluia !

— C’est autre chose. Sam n’y est pour rien. Il m’aide du mieux qu’il peut.

Sa voix se cassa, et il regarda au-dessus de ma tête, au-delà de moi, brûlant de rage.

— C’est ça, répondis-je, dubitative.

Jacob ne m’écoutait pas, cependant. Il respirait lentement et profondément pour tenter de se calmer. Il était si furieux que ses mains tremblaient.

— Je t’en prie, Jake, raconte-moi ce qui se passe. Moi, je te serai peut-être d’un quelconque secours.

— Plus personne ne me soulagera, geignit-il.

— Mais que t’a-t-il fait ? m’écriai-je, et les larmes me montèrent aux yeux.

J’avança vers lui, bras ouverts ; il recula, mains levées en un geste défensif.

— Ne me touche pas ! souffla-t-il.

— Pourquoi ? Sam est contagieux ?

Je pleurais comme une idiote, maintenant. J’essuyai mes yeux du revers de la main avant de croiser mes bras sur ma poitrine.

— Cesse d’accuser Sam !

La réplique lui était venue automatiquement. Il porta ses doigts à ses cheveux, comme pour tordre sa queue-de-cheval. Ne rencontrant plus rien, il les laissa retomber mollement.

— Qui c’est le coupable, sinon lui ?

Il sourit à demi, une pauvre chose pâlotte.

— Je pense que tu préférerais l’ignorer.

— Oh que non ! m’emportai-je. J’y tiens, et tout de suite même !

— Tu as tort ! aboya-t-il à son tour.

— Je t’interdis de me dire que j’ai tort ! Ce n’est pas moi qui ai subi un lavage de cerveau. À qui la faute, si ce n’est pas celle de ton Sam adoré ?

— Tu l’auras voulu ! S’il faut blâmer quelqu’un, prends-en-toi donc à ces répugnants buveurs de sang que tu aimes tant.

J’en fus estomaquée. Ses mots m’avaient poignardée. La douleur se répandit dans mon corps en suivant ses chemins habituels, la plaie béante me déchirant le cœur. Le pire cependant, c’était l’assurance avec laquelle il avait proféré ses accusations, et la colère qui le dominait.

— Je t’avais prévenue, ajouta-t-il.

— Je ne vois pas de qui tu parles.

— Je crois que si, au contraire. Ne m’oblige pas à préciser, je n’ai pas envie de te faire du mal.

— Je ne vois pas de qui tu parles, répétai-je.

— Des Cullen, lâcha-t-il lentement en scrutant mon visage. Je sais comment tu réagis lorsqu’on prononce ce nom.

Je secouai la tête de droite à gauche pour nier, tout en essayant de reprendre mes esprits. Comment était-il au courant ? Et quel était le rapport avec la secte de Sam ? S’agissait-il d’une bande qui combattait les vampires ? Et à quoi bon, maintenant que plus aucun d’eux ne vivait à Forks ? Pourquoi Jacob se mettait-il à gober les histoires colportées sur les Cullen, alors que les preuves avaient disparu depuis longtemps et à jamais ?

— Ne me dis pas que tu adhères aux sottises superstitieuses de Billy, finis-je par répondre.

— Il est plus sage que je le pensais.

— Sois sérieux, Jake.

Il me fusilla du regard.

— Superstitions mises à part, m’empressai-je de préciser, je ne comprends pas pourquoi tu accuses les... Cullen (aïe !). Ils sont partis il y a plus de six mois. Comment oses-tu justifier l’attitude de Sam en leur en collant la responsabilité sur le dos ?

— L’attitude de Sam n’a rien à faire là-dedans, Bella, et je sais qu’ils ont fichu le camp. Mais parfois... parfois, lorsque les choses sont en marche, il est trop tard.

— Qu’est-ce qui est en marche ? Qu’est-ce qui est trop tard ? Que leur reproches-tu ?

Soudain, il colla son visage à un centimètre du mien, les yeux incendiés par la fureur.

— D’exister ! siffla-t-il.

À cet instant, Edward s’exprima, ce qui me surprit, vu que je ne ressentais nulle peur.

« Tais-toi, Bella. Ne le pousse pas à bout. »

Depuis que le prénom d’Edward avait renversé la prison dans laquelle je l’avais emmuré, je n’avais pas été capable de le tenir au secret. Il ne provoquait plus de douleur, désormais, en tout cas pas durant les précieuses secondes où il s’adressait à moi. Jacob fulminait, certes. Je ne saisissais pas pourquoi l’illusion edwardienne avait décidé de se manifester, car même blême de fureur, Jacob restait Jacob. Il ne présentait aucun danger.

« Laisse-lui le temps de se calmer », insista le ténor.

— Tu es ridicule, répondis-je, tant à Edward qu’à Jacob.

— Très bien, répliqua ce dernier en respirant profondément. Je n’ai pas l’intention de me disputer avec toi. Ça n’a pas d’importance, de toute façon, le mal est fait.

— Quel mal ? lui braillai-je à la figure.

Il encaissa sans broncher.

— Rentrons. Nous n’avons plus rien à nous dire.

— Tu plaisantes ? bégayai-je. Tu ne m’as encore rien dit du tout !

Il s’éloigna à grands pas, me plantant là.

— J’ai vu Quil, aujourd’hui ! lançai-je dans son dos.

Il s’arrêta, ne se retourna pas néanmoins.

— Tu te souviens de ton ami Quil ? repris-je. Il est terrifié.

Il virevolta, l’air peiné.

— Quil..., se borna-t-il à murmurer.

— Il a peur d’être le suivant, l’aiguillonnai-je.

Il s’appuya contre un tronc, et une drôle de couleur verte teinta sa peau brune.

— Ça n’arrivera pas, marmonna-t-il. Pas lui. C’est fini, maintenant. Ça ne devrait plus se produire. Pourquoi ? Pourquoi ?

Il abattit son poing contre l’arbre. Ce n’était pas un colosse, juste un jeune arbre, je n’en fus pas moins stupéfaite quand le tronc se brisa. Jacob contempla la cassure avec un ahurissement qui ne tarda pas à se transformer en horreur.

— Il faut que j’y aille, s’écria-t-il.

Il fit demi-tour et s’éloigna si vite que je fus obligée de courir pour ne pas être distancée.

— Où ça ? le provoquai-je. Dans les jupes de Sam ?

— Si tu veux le considérer comme ça, à ta guise, crus-je l’entendre marmonner.

Je le poursuivis jusqu’à la Chevrolet.

— Attends ! hurlai-je quand il fila vers la maison.

Il me regarda. Ses mains tremblaient de nouveau.

— Rentre chez toi, Bella. Je ne peux plus te fréquenter.

Le chagrin, bête et futile, se révéla incroyablement puissant. Les larmes revinrent.

— Es-tu en train de... rompre avec moi ?

Les mots n’étaient pas les bons, mais ils étaient ceux qui, le mieux, exprimaient ma prière. Ce que Jacob et moi avions partagé était plus qu’une amourette de cour de récréation.

— Même pas ! ricana-t-il, amer. Sinon, je t’aurais dit « restons amis ». Je n’ai même pas le droit à ça.

— Pourquoi ? Sam t’interdit d’avoir des amis ? Je t’en supplie... Tu as promis. J’ai besoin de toi !

Le néant glacé de mon existence avant que Jacob y rapporte un semblant de raison resurgit devant moi. L’impression de solitude m’étrangla.

— Je suis désolé, Bella, répondit-il avec une froideur qui n’était pas lui.

Je ne parvenais pas à croire qu’il fût sincère. J’avais plutôt l’impression que ses yeux furieux essayaient de me transmettre autre chose ; hélas, le message m’échappait. Il se pouvait, finalement, que Sam n’eût rien à voir là-dedans. Ni les Cullen. Peut-être Jacob s’efforçait-il de se tirer d’une situation impossible. Alors, je devais sans doute le laisser tranquille, si c’était ce qu’il y avait de mieux pour lui. Oui, il fallait que j’agisse ainsi. C’était la bonne attitude. Pourtant, les mots m’échappèrent, filet de voix.

— Je suis navrée de ne pas avoir pu... plus tôt... j’aimerais changer ce que j’éprouve pour toi, Jacob.

J’étais si désespérée à l’idée de le perdre que je déformais la vérité au point de la transformer en mensonge.

— Peut-être que... que j’arriverai à changer, ajoutai-je. Si tu m’en donnes le temps... s’il te plaît, ne m’abandonne pas maintenant, je ne le supporterai pas.

En un éclair, ses traits passèrent de l’irritation à la douleur. Ses doigts tremblants se tendirent vers moi.

— Non, Bella, je t’en prie. Ne pense pas ça. Ne crois pas que c’est ta faute. Je suis responsable. Je te jure que tu n’y es pour rien.

— Non, c’est moi.

— Je ne plaisante pas, Bella. Je ne suis...

Il s’interrompit, la voix encore plus rauque que d’ordinaire, luttant contre ses émotions, ses yeux hurlant sa tristesse.

— Je ne suis plus assez bien pour rester ton ami, précisa-t-il. Je ne suis plus le même. Je ne t’apporterai rien de bon.

— Quoi ? m’exclamai-je, ébahie. Qu’est-ce que tu racontes, Jake ? Tu vaux mille fois mieux que moi ! Tu m’apportes des tas de bonnes choses. Qui a osé prétendre le contraire ? Sam ? C’est un mensonge éhonté, Jacob ! Ne le laisse pas dire des trucs pareils !

Son visage se ferma.

— Personne n’a eu besoin de me dire quoi que ce soit. Je sais ce que je suis.

— Mon ami, voilà ce que tu es. Jake... je t’en supplie !

Il reculait.

— Je suis désolé, Bella, répéta-t-il, à peine audible.

Sur ce, il s’enfuit à toutes jambes dans la maison.

Je restai figée sur place. Incapable de bouger, je fixais la maisonnette rouge, qui paraissait trop petite pour accueillir quatre grands gaillards et deux hommes non moins imposants. À l’intérieur, tout était calme. Pas un rideau dont on soulevât le coin, pas un mouvement, pas une voix. Les lieux m’opposaient leur néant.

Il se mit à bruiner, les gouttes glacées me piquant la peau çà et là. J’avais les yeux rivés sur la maison. Jacob allait ressortir. C’était obligé. La pluie prit de l’ampleur, le vent aussi. Les gouttes ne tombaient plus tout droit ; elles venaient de l’ouest, porteuses de senteurs marines. Mes cheveux me fouettaient le visage, se collant aux endroits humides, s’accrochant à mes cils. J’attendais. La porte finit par s’ouvrir et, soulagée, j’avançai d’un pas.

Billy roula son fauteuil dans l’encadrement ; je n’apercevais personne derrière lui.

— Charlie vient d’appeler, Bella. Je lui ai dit que tu étais sur le chemin du retour.

Son regard était empli de pitié. C’est elle qui eut raison de moi. Muette, je grimpai dans ma voiture, tel un robot. J’avais laissé les fenêtres baissées, et les sièges étaient humides et glissants. Aucune importance, j’étais déjà trempée.

« Ce n’est pas si grave ! Ce n’est pas si grave ! » me répétait mon cerveau pour tenter de me réconforter. Vrai. Ce n’était pas un drame. Pas une deuxième fin du monde. Ce n’était que la fin du peu de paix que je laissais ici. Rien de plus. « Ce n’est pas si grave ! » J’étais d’accord. Mais grave quand même. J’avais cru que Jacob soignait le trou de mon cœur. Du moins, qu’il le comblait, en muselait la souffrance. Je m’étais trompée. Il avait juste creusé son propre trou, si bien que, maintenant, j’étais perforée comme un gruyère. À se demander comment je ne tombais pas encore en mille morceaux.

Sur le porche, Charlie guettait mon arrivée. Je me garai, et il vint à ma rencontre.

— Billy a téléphoné, se justifia-t-il en m’ouvrant la portière. Toi et Jake vous seriez disputés, et tu serais bouleversée.

Il me regarda, et l’horreur se peignit sur ses traits, une horreur de déjà-vu. Je tentai de sentir mon visage de l’intérieur, histoire de voir ce qu’il voyait, je n’y trouvai que vacuité et froideur. Je compris alors ce qu’il lui rappelait.

— Ça ne s’est pas passé exactement comme ça, marmonnai-je.

M’enlaçant la taille, il m’aida à sortir de voiture. Il ne fit aucun commentaire sur mes vêtements mouillés.

— Comment ça s’est passé, alors ? me demanda-t-il, une fois à l’intérieur.

Ôtant le plaid du divan, il en drapa mes épaules. Je m’aperçus que je grelottais.

— Sam Uley interdit à Jacob de me fréquenter, annonçai-je d’une voix morne.

— Qui t’a raconté ça ? s’exclama Charlie en me jetant un étrange coup d’œil.

— Jacob.

Si les mots n’étaient pas tout à fait exacts, c’était néanmoins la vérité.

— Tu crois vraiment que ce Uley trafique quelque chose de pas catholique ? commenta mon père en fronçant les sourcils.

— Je le sais. Même si Jacob a refusé de m’avouer de quoi il s’agit. Je monte me changer, ajoutai-je en entendant mes vêtements qui dégouttaient en éclaboussant le lino de la cuisine.

— Oui, oui, marmonna-t-il distraitement, perdu dans ses pensées.

Je pris une douche pour me réchauffer, en vain. Lorsque je coupai l’eau, j’entendis Charlie qui parlait, au rez-de-chaussée. M’enveloppant dans une serviette, j’entrebâillai la salle de bains.

— Pas question que j’avale ces bêtises ! tempêtait-il. Ça n’a aucun sens !

Il y eut un silence, et je compris qu’il était au téléphone. Une minute s’écoula.

— Ne mets pas ça sur le dos de Bella ! hurla-t-il soudain.

Je sursautai. Quand il reprit la parole, sa voix était plus sourde, prudente.

— Dès le début, Bella a été très claire : elle et Jacob n’étaient que des amis... Dans ce cas, pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? Non, Billy, je pense qu’elle a raison... Parce que je connais ma fille, et si elle affirme que Jake avait peur...

Il fut interrompu au milieu de sa phrase.

— Comment ça, je ne connais pas ma fille aussi bien que j’aime à le répéter ? brailla-t-il.

Il y eut un silence, et je faillis ne pas entendre la suite tant il s’exprimait doucement.

— Si tu crois que je vais remettre ça sur le tapis, tu rêves, mon pote ! Elle commence tout juste à s’en relever, essentiellement grâce à Jacob. Si ce qui occupe Jacob et Sam, quoi que ce soit d’ailleurs, la replonge dans la dépression, j’aime autant t’avertir que ton fiston aura à en répondre devant moi. Tu es mon ami, Billy, mais là, c’est ma famille qui est menacée.

Il y eut une nouvelle pause pendant que Billy répondait.

— Tu ne crois pas si bien dire. Que ces gars franchissent la ligne blanche, ne serait-ce que d’un orteil, et je serai au courant. Nous les aurons à l’œil, sois-en sûr. (Ce n’était plus Charlie, là, c’était le Chef Swan.) Très bien. C’est ça, salut.

Il raccrocha violemment l’appareil. Je filai dans ma chambre sur la pointe des pieds. En bas, Charlie marmonnait d’un air pas content.

Ainsi, Billy rejetait la faute sur moi. J’avais trompé Jacob qui avait fini par en avoir assez. C’était étrange, car j’avais été la première à craindre cette réaction. Sauf que, après la dernière phrase qu’avait prononcée Jacob cet après-midi-là, ça ne collait plus. Son comportement dépassait de loin la déception qu’aurait provoquée une amourette non réciproque, et je m’étonnais que Billy s’abaisse à recourir à de tels faux-semblants. Ma conviction que leur secret était encore plus gros que ce que j’imaginais en sortait renforcée. Enfin, à présent, Charlie était de mon côté au moins. J’enfilai mon pyjama et me mis au lit. L’existence était si sombre, en ce moment, que je m’autorisai à tricher. Le trou – les trous, désormais – étaient déjà douloureux, alors un peu plus ou un peu moins. Ressortant le souvenir – pas un vrai, ça aurait été trop dur, un faux, celui de la voix d’Edward telle qu’elle avait résonné dans ma tête  –, je me le repassai encore et encore jusqu’à ce que je m’endorme, le visage trempé de larmes silencieuses.

Cette nuit-là, j’eus droit à un rêve tout neuf. La pluie tombait dru, et Jacob marchait à mon côté, sans bruit, alors que mes pieds donnaient l’impression que je foulais du gravier. Ce n’était pas mon Jacob. C’était le nouveau, gracieux et amer. La souplesse de sa démarche me rappelant quelqu’un, je le regardai. Alors, il se mit à changer. Sa peau cuivrée pâlit, son visage prenant une blancheur d’ossements ; ses yeux virèrent à l’or, puis au cramoisi, au noir et derechef à l’or ; ses cheveux ras s’allongèrent et se tordirent sous l’effet du vent, prenant une couleur bronze là où la brise les effleurait ; ses traits devinrent si beaux qu’ils me brisèrent le cœur. Je tendis la main vers lui, mais il recula en levant les mains en bouclier. Edward disparut.

Lorsque je me réveillai dans l’obscurité, je ne sus si je venais de me mettre à pleurer ou si mes larmes avaient coulé depuis que je m’étais assoupie. Je contemplai le plafond sombre. Nous étions au milieu de la nuit ; j’étais dans un demi-sommeil. Refermant les paupières, j’en appelai à une inconscience sans cauchemar.

C’est alors que je perçus le bruit qui, dès le départ, avait dû me réveiller. Quelque chose griffait ma fenêtre avec un crissement aigu, comme des ongles grattant un carreau.

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